Le juge constitutionnel et le pouvoir politique : si le droit a été dit au Sénégal, en Centrafrique il n’a pas été dit par la militante du parti au pouvoir !

 

LE JUGE CONSTITUTIONNEL ET LE POUVOIR POLITIQUE 

 

Pr. Danièle DARLAN 

 

Intervention à l’occasion de la cérémonie  de remise des Mélanges en l’honneur  du Professeur LEKENE-DONFACK

Yaoundé 2 mai 2024

En Afrique, la justice constitutionnelle a réellement pris son envol dans le sillage du vent de l’Est et de la démocratisation.   Ce vent de l’Est a conduit à la chute du mur de Berlin le 9  novembre 1989 puis à l’effondrement de l’Union Soviétique puis au discours de La Baule ; tout  cela engendrera les Conférences Nationales souveraines et des réformes constitutionnelles pour  instaurer la démocratie en Afrique.

L’Etat  de  Droit  et  la  bonne  gouvernance  dont  se  réclament  désormais  les  Constitutions  africaines , même celles qui s’appliquent dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle telle  que celle du Maroc, nécessitent que ces principes et droits fondamentaux, qui sont consacrés  par les Constitutions, soient respectés et qu’une Institution soit instituée comme gardien de la Constitution : la juridiction constitutionnelle a ainsi pour mission de veiller au respect des dispositions constitutionnelles et de sanctionner les manquements à ces dispositions.

Le juge constitutionnel a en face de lui le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif qui sont des  pouvoirs politiques. Comment va-t-il ou comment doit-il gérer ses relations avec le pouvoir  politique ?

La force du juge constitutionnel repose d’abord sur sa légitimité donc sur le statut qui lui est  conféré mais, au delà de cette légitimité octroyée, le juge constitutionnel doit se bâtir une  légitimité qu’il doit conquérir face aux réalités du terrain.

 

I- LE  STATUT  DU  JUGE  CONSTITUTIONNEL  FACE  AU  POUVOIR POLITIQUE:     UNE     INDEPENDANCE     ET     UNE     LEGITIMITE  CONFEREES PAR LA CONSTITUTION 

 

  1. Les principes d’indépendance et de séparation  des pouvoirs : le pouvoir doit  arrêter le pouvoir 

 

«C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est tenté d’en abuser »  Montesquieu (De l’Esprit des lois)

« Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir » Montesquieu (De l’esprit des Lois). Le   mot   démocratie   vient   du   grec   « demokratia »,   « demos »   signifiant   peuple   et  « kratos » pouvoir. Pouvoir du Peuple.

Lincoln a décrit la démocratie comme étant le « gouvernement du peuple par le peuple et pour  le peuple».  La  démocratie  est  définie  comme  étant  la  « forme  de  gouvernement  dans  laquelle  la  souveraineté appartient au peuple ».

Ce système de gouvernement se caractérise par l’existence de trois pouvoirs : le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif et le pouvoir judicaire; il fixe le principe de la séparation des trois pouvoirs indépendants; si une collaboration entre les pouvoirs est instituée, la confusion  des pouvoirs est prohibée en ce sens que chacun a un rôle déterminé et doit exercer ce rôle en  respectant les règles :

–     le pouvoir exécutif gère l’Etat et doit rendre compte de sa gestion,

–     le pouvoir législatif vote les lois et contrôle l’action du gouvernement,

–     le pouvoir judiciaire incarné ici par la juridiction constitutionnelle s’assure que toutes  les autres normes sont conformes à la Constitution, sanctionne les manquements à la  Loi Fondamentale, et régule le fonctionnement des pouvoirs publics.

Afin de pouvoir mener à bien sa mission, un statut est accordé au Juge Constitutionnel par la
Constitution elle-même.

 

  1. Le Statut du juge constitutionnel : indépendance et légitimité 

Les modalités de désignation du juge constitutionnel, son statut, ses pouvoirs sont fixés par la Constitution et complétés par la loi, ceci fait déjà partie de sa légitimité.

La Constitution confère à la Juridiction constitutionnelle le statut d’Institution de la République, fixe  ses  pouvoirs  et  les  grands  principes  de  son  fonctionnement  en  tant  qu’Institution Indépendante , elle détermine aussi le statut des juges constitutionnels et leur protection.

Quels sont les éléments de cette indépendance et de cette légitimité ? 

–    Le serment du juge constitutionnel 

le serment que le juge constitutionnel prononce lors de son entrée en fonction renforce la
confiance qu’on peut lui accorder

–    Le mandat et l’inamovibilité 

L’inamovibilité dont il bénéficie durant son mandat protège son indépendance.

–    Les modalités de fonctionnement du juge et de la juridiction constitutionnelle: 

l’autonomie de fonctionnement accordée à la juridiction :

L’autonomie de fonctionnement accordée à la juridiction constitutionnelle varie d’un Etat à l’autre elle est plus ou moins effective suivant les Etats. Certaines juridictions disposent  d’importants moyens de fonctionnement et de l’indépendance financière marquée par la mise à  disposition d’un budget de fonctionnement conséquent. Cette mise à disposition, si elle est effective, est un élément de l’indépendance de la Juridiction  constitutionnelle mais ce n’est pas un élément déterminant. En effet, une juridiction disposant de  peu  de  moyens  de  fonctionnement  peut  faire  preuve  de  plus  d’indépendance  qu’une juridiction ayant d’importants moyens de fonctionnement.

La prise de décision collégiale est également un élément de légitimité et d’indépendance :

Les modalités de prise de décision sont fixées par les textes, la décision rendue par la Juridiction Constitutionnelle est collégiale , le quorum est également déterminé par les textes. Cela renforce la confiance que l’on peut accorder à la décision de la Haute Juridiction et cela protège également le juge constitutionnel, cette collégialité est confortée par le principe du secret des  délibérations.

–      Les immunités 

L’objectif  recherché  est  la  protection  du  juge  constitutionnel  durant  l’exercice  de  ses fonctions ; cette protection lui confère une sécurité qui est sensée renforcer sa sérénité dans la  prise  de décision  et donc  son  indépendance. Le  juge  est  protégé  non  seulement  par les
immunités, par l’inamovibilité mais aussi par une sécurité qui lui est affectée compte tenu de la  sensibilité que peuvent revêtir ses décisions et de l’impact qu’elles peuvent avoir sur la société en général. Une décision de justice est souvent controversée , certains en sont satisfaits et d’autres non ce qui place le juge constamment en position d’insécurité. Sans cette protection il lui serait difficile de conserver sa sérénité particulièrement en ce qui concerne le Président de la Haute Juridiction.

 

II- LE    JUGE    CONSTITUTIONNEL    A    L’EPREUVE    DU    POUVOIR  POLITIQUE :    UNE    INDEPENDANCE    ET    UNE    LEGITIMITE    A  CONQUERRIR PAR LUI-MEME 

  1. Le défi : rester juriste et dire le droit 

Le juge constitutionnel fait face un défi: c’est un magistrat qui rend des décisions de justice sur  des questions éminemment politiques.

En effet ses domaines de compétences sont des domaines politiques, sensibles :

–    Le contrôle de la conformité des textes aux dispositions constitutionnelles
–    le pouvoir de régulation du fonctionnement des pouvoirs publics,

–    le contrôle de la sincérité des scrutins électoraux.

Tout ceci place le Juge Constitutionnel au-dessus de la mêlée, il ne doit pas pénétrer dans l’arène  politique, il doit la réguler.

Le juge Constitutionnel doit arrêter le pouvoir et de là vient une grande partie de ses difficultés  ou de ses déboires.

Ces difficultés sont d’autant plus sensibles que les décisions du juge constitutionnel ont un impact important sur son environnement et que ce même environnement impacte le juge  constitutionnel.

2 –L’impact des   décisions du juge constitutionnel sur son environnement 

L’autorité  de  la  chose  jugée  est  conférée  aux  décisions  du  Juge  Constitutionnel  par  la Constitution,  et ses décisions sont susceptibles d’impacter toute la Nation. Les décisions de la juridiction constitutionnelle ne sont susceptibles d’aucun recours, elles  s’imposent à tous, même au pouvoir politique, et elles prennent effet à compter de leur  prononcé.

Le juge constitutionnel a une mission très importante , elle touche aux fondements de l’Etat, à  son identité , à sa souveraineté, aux éléments de son existence : le territoire, la population et  l’autorité politique. Le juge constitutionnel a également le pouvoir de proclamer les résultats
définitifs des élections nationales après traitement du contentieux. De ce fait, les décisions du  juge constitutionnel ont vocation à impacter l’ensemble de la société , le fonctionnement des  institutions, de ce fait également, ses décisions vont impacter la paix : une décision du juge  constitutionnel peut entrainer des troubles dans le pays, un coup d’Etat ou même une révolution.

  1. L’impact de l’environnement sur le juge constitutionnel 

L’environnement dans lequel le juge constitutionnel intervient est déterminant. La situation de  la juridiction constitutionnelle et donc du juge constitutionnel , son action, est tributaire de son environnement. Être juge constitutionnel dans un état démocratique qui se conforme à l’état de  droit, être juge constitutionnel dans un Etat en paix est absolument différent et plus confortable  qu’être juge constitutionnel dans un état en crise économique sociale et politique et parfois en crise sécuritaire ou carrément en situation de conflit armé ou même de guerre civile.

A tout cela s’ajoute les tentatives de soumission ou les pressions exercées par les autres  pouvoirs sur le juge constitutionnel , en particulier le pouvoir exécutif et législatif.

Dans les faits, le pouvoir exécutif a tendance à s’aliéner les autres pouvoirs, par le biais de la  création d’une majorité réelle ou fictive à l’assemblée et par la main mise sur le pouvoir  judiciaire notamment sur la juridiction constitutionnelle par des pressions diverses ou des
incitations et même parfois le limogeage.

En ce qui concerne le pouvoir législatif, celui-ci peut se montrer réfractaire à certaines décisions de contrôle de constitutionnalité dont le résultat ne rencontre pas son agrément, il lui arrive  même d’engager un bras de fer avec la juridiction constitutionnelle ceci en violation de la  Constitution.

  1. Le juge constitutionnel doit conquérir sa légitimité 

Les  qualités  du  Juge  Constitutionnel  vont  être  déterminantes :  être  juge  constitutionnel  demande beaucoup de qualités : il doit être compétent, courageux, et être d’une grande sagesse, il doit être loyal envers la Constitution et avoir à l’esprit que chaque décision qu’il rend il la  rend non pas en son nom ou en celui de quelqu’un d’autre à qui il veut faire plaisir ou qui le lui impose mais au nom du Peuple dont il a l’obligation de respecter la volonté.

Ainsi, et de ce fait, Le juge constitutionnel a une légitimité qui lui est conférée par les textes  mais celle ci doit être complétée par une légitimité conquise par lui-même, une légitimité qu’il  se forge par la façon dont il va exercer sa mission. Cette légitimité conquise est également un  élément de l’effectivité de la décision du juge. sa tâche est compliquée, elle est aussi spécifique et il doit en assumer les responsabilités nonobstant toutes les pressions qu’il peut subir !

Dans tous les cas, il revient d’abord au juge constitutionnel de se conformer aux textes qui le régissent et à la Constitution qu’il doit protéger, ceci envers et contre tout. Il lui revient donc  de bâtir son indépendance et son intégrité. Le juge constitutionnel est un rouage essentiel de la démocratie ; encore faut-il qu’il puisse  remplir son rôle et assumer ses fonctions en toute objectivité et en toute sérénité.

C’est pour  cette raison que l’indépendance du juge constitutionnel est fondamentale, un juge aux ordres  ou un juge non protégé par les textes et protégé de façon effective, un juge sous pression ou un  juge partial peut être amené à trahir son serment et à ne pas assumer ses responsabilités et cela peut avoir des conséquences gravissimes.

En conclusion : 

En toute humilité nous donnerions deux conseils, l’un à l’endroit du Juge Constitutionnel, l’autre à l’endroit du Pouvoir Exécutif incarné par son Chef: Au juge constitutionnel : mieux vaut quitter la fonction pour avoir résisté aux pressions du  pouvoir politique. Pour le Pouvoir exécutif : mieux vaut savoir s’arrêter avant de commettre l’irréparable. Deux exemples illustrent les développements que nous avons faits: dans les deux cas le droit  été dit mais les conséquences ont été différentes du fait de la réaction du pouvoir Exécutif, c’est le cas de la République Centrafricaine en 2022 et de la République du Sénégal en 2024.

 

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